La production ostentatoire

Grande nouvelle, j’ai lu un bouquin de sociologie. « Et qu’est-ce qu’on en a à foutre ? » me direz-vous. Après tout, la sociologie, ça a l’air bien éloigné du cocktail. Oui mais non. En attendant une étude sociologique approfondie de la classe des buveurs de cocktails (voilà un sujet de thèse intéressant !), j’ai lu The sum of small things, qui décrit la « classe ambitieuse ». Et nous allons voir que les membres de cette classe vont furieusement vous faire penser à quelqu’un (spoiler : vous).

La classe oisive et la consommation ostentatoire

À la toute fin du 19e siècle, Thorstein Veblen a publié un livre appelé « La classe oisive » (The Leisure Class en VO). Il s’agissait des plus riches de l’époque qui se distinguaient par une consommation ostentatoire. L’exemple classique de ce type de consommation, c’est la fameuse cuillère en argent : elle n’est pas qualitativement supérieure à une cuillère faite d’un autre métal. On ne mange pas « mieux » avec une cuillère en argent. Elle est juste plus chère et ça se voit. Alors les riches les utilisent pour manger. C’est de la consommation ostentatoire.

La consommation non-ostentatoire

Un siècle a passé. Les riches font toujours de la consommation ostentatoire, mais relativement à leur patrimoine pas forcément plus que d’autres classes. La production de masse a démocratisé ce qui était auparavant considéré comme luxueux. On ne peut plus caractériser les riches par leur consommation ostentatoire. En revanche ce qui a beaucoup augmenté chez les riches, ce sont les dépenses en consommation non-ostentatoire : frais d’université (l’auteur est américaine, les études supérieures sont plus accessibles par chez nous), nounous ou femmes de ménage pour se dégager du temps libre. Pour les pauvres, puisque la consommation non-ostentatoire ne leur est pas accessible, ils dépensent plus (relativement) en consommation ostentatoire. On est passé de la classe oisive à la classe ambitieuse.

La production ostentatoire

On voit toujours pas le rapport avec le cocktail, allez-vous me faire remarquer, impatients que vous êtes ! J’y viens. La dernière chose qui est un « marqueur » de cette classe ambitieuse, c’est la production ostentatoire.

Pourquoi manger des tomates bios ? Pour le goût ? Que nenni, en dégustation à l’aveugle, les gens ne savent pas faire la différence entre le bio et le conventionnel. Pourquoi boire des vins de vignerons indépendants, acheté au caviste super sympa au coin de la rue, plutôt que de grands (par la taille) domaines au supermarché ? Pourquoi acheter un t-shirt en coton bio, produit de manière équitable, d’ailleurs le vendeur de la boutique a lui-même visité l’usine où ils sont fabriqués au Kenya ? Il ne vous protégera pas mieux du froid. Pourquoi aller au coffee shop et pas au Starbucks ?

Ce qui nous intéresse dans tous ces produits, plus que leur consommation, c’est leur production. C’est de connaître l’histoire de ce produit, d’où il vient, qui l’a produit, de pouvoir la raconter nous aussi. D’après l’auteur, ça serait la réponse du capitalisme à la problématique de l’aliénation du travail décrite par Marx : en demandant de la transparence sur la production, on libérerait le producteur du sentiment d’être juste un rouage dans une grande machine.

Alors vous le voyez le rapport avec le cocktail maintenant ? Pourquoi on boit des cocktails préparés minute et pas des prémix dégueus ? Pourquoi on préfère un cocktail préparé par un barman et pas par une machine ? Pourquoi fait-on plus la promotion des single malts que des blends ? Des embouteilleurs indépendants que des multinationales ? Pourquoi est-ce que tous les bars à cocktails dignes de ce nom font leurs propres sirops, même les plus basiques ?

Pour avoir une histoire à raconter. Tout simplement.

Si vous voulez en savoir plus sur la classe ambitieuse, je vous recommande cette discussion des Ninjas Acérés (dont je fais partie).